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"Achtunddreißig Minuten" ou la main tendue


J´ai déjà raconté cette histoire à des amis, un peu pour me délester de ce sentiment de culpabilité, un peu pour leur faire part de cette réflexion : "La course à pied, c´est comme une petite vie ramassée sur quelques kilomètres".

Naître en passant la ligne de départ, puis mourir en tombant derrière celle de l´arrivée. Les événements plus ou moins heureux qui jalonnent cet entretemps vous appartiennent comme des souvenirs.

Vous êtes nombreux à avoir expérimenté différents scenarii de course, des départs éclatants, des "finishs" euphoriques, des arrêts forcés, sans parler des moments de désarroi, de joie pure, de perte de courage progressive, et parfois, de maîtrise.

Ce jour-là, j´étais prêt.

C´est assez rare pour devoir le signaler.

La course se déroulait dans un sous-bois vallonné magnifique, au petit matin, au début d´un hiver sec et mordant. Je me présente devant la ligne de départ, les jambes gorgées de glycogène, bien décidé à avaler les quelques 11km devant moi. Les 2-3 premiers kilomètres constituent une mise en jambe vigoureuse, la chaleur commence à remonter dans le dos, la musique est parfaitement synchronisée, la foulée se cale bien dans le rythme, un petit coup de "charlé" accéléré pour les montées, des coups secs de caisse claire "petits pas" dans les virages, ça syncope sur 3 foulées, puis je me recale dans le thème. Les autres coureurs avancent comme un bataillon de mercenaires, pressés d´arriver avant la tombée de la nuit. J´ai la sensation étrange et unique de réussir ma course, il reste 4 km et je suis une machine, mes jambes sont comme neuves, je suis dans un monde parfait, la musique me pousse comme le vent.

Le chemin s´élargit et je vois apparaître sur ma droite un coureur aux vêtements colorés. Je remarque notamment ce bandeau large autour de sa tête qui forme un palmier capillaire au-dessus de sa tête. Je sens que le type me regarde. Poliment, entre deux respirations, ou devrais-je dire entre deux râles, je lui adresse un "Hallo" souriant. Je ne sais pas s'il me répond, la musique hurle à plein tube dans mes oreilles.

Je n´ai généralement aucun problème lorsqu´un coureur me dépasse : c´est qu´il est simplement meilleur. Le seul adversaire à ma taille finalement, ce sera toujours moi... Sauf que ce monsieur reste au même niveau depuis près d´un km et me regarde avec un peu d´insistance... il ouvre de grands yeux ronds et semble me demander quelque chose. Je retire l´écouteur de mon oreille. "Wie bitte?" ("Pardon ?") dis-je en tendant l´oreille. De manière peu amène, il me demande depuis combien de temps nous courons, agacé que je ne l´entende pas du premier coup. Ma montre est enfouie sous la manche de mon pull "trou pour les pouces" et je m´emmerde littéralement pour l´atteindre. Il fait -4°C ce jour-là, mes mains sont paralysées. Je réfléchis 3 secondes pour me rappeler comment on dit 38 minutes en Allemand.

"Achtunddreißig Minuten".

Le type hoche la tête sans rien dire : un petit sourire, un "merci", une petite pièce ou un ticket restau m´aurait quand même fait plaisir. Je remets ma montre en place puis l´écouteur. Je relève la tête et remarque que le type vient de me mettre 20m dans la vue... le lâche. Je prends conscience de l´égoïsme du type, le genre de bonhomme qui a son plan de course en tête, et qu´il ne renoncera à rien pour le respecter. Il sait qu´il peut mettre un coup de pression à partir de cette 38ème minute. Cette connasse de 38ème minute. Le monstre de sérénité que j´étais s´affaisse. Ce type est une ordure, il a simplement oublié sa montre, et il compte me laissait là, comme un naufragé en pleine mer. Il me distance...

Je reprends mes esprits, je me calme, ...mais la machine si bien huilée au départ s´enraye... le tempo est parti en free jazz. Mes bras disent "va t´faire foutre" à mes jambes, mon souffle fait des bruits de chaudière. Y´a rien à faire, le type m´a "déséquilibré". Calme-toi...

"Attends mec, c´est peut-être un signe, un appel du pied pour faire une grosse course, le laisse pas te semer..."

Je m´efforce de croire en la supériorité de l´esprit sur celle du corps. Je décide de le suivre, mes jambes se libèrent, je monte dans les tours, je m´accroche. Je reviens à son niveau et le type semble surpris. À l´abord d´un virage assez large, je prends la corde et réduis les foulées, mais j´en profite en revanche pour accélérer. À cet instant précis, j´ai le jeu de jambes de Mohamed Ali... je le sème tout en reprises, tout en appuis... je m´envole, pendant quelques minutes, je suis un navire dont la proue fend le ressac.

Je suis refait, je le sens, tout se remet en place... Quelques passages plus techniques en montées et descentes se présentent. Je reste concentré... à quelques 200 m je vois le panneau du dernier kilomètre... je reste dans le rythme. Je ne me retourne pas. Juste avant d´atteindre le panneau, un passage plus étroit propose une butte assez violente. C´est le moment que choisit le type de "tout à l´heure" pour me doubler et placer la "classique accélération du dernier km". À ce niveau du chemin, il n´y a de place que pour un coureur, car nous passons entre deux arbres. Le type me dépasse et me bouscule dans sa hâte, sans véritablement le faire exprès. Mon épaule part vers l´avant et je suis une nouvelle fois "déséquilibré". Je parviens à rester debout et le vois tracer sa route devant moi, ses cheveux sautant à chaque foulée.

Puis je vois tout. Je deviens témoin malgré moi.

Une trentaine de mètres devant, il manque de bousculer un autre participant, passe une petite bosse et se vautre allègrement en tapant sur une racine. Le genre de chute spectaculaire, ornée de roulades latérales de cascadeur. Le palmier part dans tous les sens et le bandeau se barre de sa tête. C´est grotesque.

Le mec peste, parce que sa chute le ralentit, parce que son plan de course est interrompu. Il n´est pas blessé. Le type qu´il vient de dépasser marque un moment d´hésitation et tente ensuite de le relever. Mais le type l´envoie paître, lui rejetant presque la faute, celle d´avoir été un obstacle sur sa route de champion.

J´arrive à leur niveau. J´ai un moment d´hésitation (0,01 s´) pour lui venir en aide.

....Non. En fait, je n´ai aucune retenue. Je dépasse allégrement ces deux coureurs immobiles.

Je suis un empereur, je conduis le char de Ben-Hur d´une main. Je pourfends l´injustice. Et le sort de ce type me conforte dans l´idée que tôt ou tard, la justice vaincra toujours. Face à l´égoïsme, à la bêtise, face à ces esprits tendus vers des buts principalement personnels.

Je boucle le dernier kilomètre tout en puissance, la lumière blanche de l´hiver filtrant à travers les arbres nus éclaire cette scène de victoire, cette victoire sur la bêtise...

N´empêche que...

N´empêche que nous sommes des hommes. Et que ce n´est qu´une course à pied. J´ai fait part du même égoïsme, fixé sur le déroulement de cette course que je considérais comme parfaite en tous points de vue. Aujourd´hui encore, je regrette de ne pas avoir porté secours à ce type. Il a beau avoir cumulé tous les petits affronts décrits, j´aurais dû tendre la main, qu´il choisisse de la saisir ou non. Cette course qui avait commencé de manière si idéale me laisse une saveur particulière aujourd´hui, un goût amer, peut-être est-ce le goût de la honte?

Une course, c´est par définition un espace-temps où les inégalités physiques, mais aussi les aléas personnels se confrontent. Et je n´ai pas envie de me battre contre les autres. Je n´y arrive pas. Je trouve cela inutile, fatiguant, ennuyeux... J´ai pas la gnaque. Le seul combat est intérieur...le seul combat est ailleurs et n´engage que soi. Je ne me sens pas d´instinct suffisamment animal pour associer ces combats à ma survie. On s´oppose suffisamment au quotidien...

Je repense souvent à l´autre coureur, celui qui a hésité, puis tendu la main. Un moment court et fort d´humanité. C´est sûrement lui le vrai vainqueur de la course. Quel que soit le contexte, ici le domaine "superficiel" du sport, l´enseignement et le cas de conscience que soulève cette histoire auraient peut-être leur place dans la réalité du quotidien.

N´oubliez pas que Durrunda ne s´emploie qu´à vous raconter des histoires...

Et toi, qu´aurais-tu fait ?

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